Le Burkina Faso de Michel Kafando. Chronique d'une transition « d'exception » (16)

Publié le samedi 6 décembre 2014


« Je crois que la IVè République a donné plus de place aux institutions qu'à la démocratie elle-même en tant que culture et en tant que choix de société ». C'est Josephine Ouédraogo, actuelle ministre de la Justice, des Droits humains et de la Promotion civique, qui s'exprimait ainsi, il y a quinze mois, dans un entretien accordé à Touwendinda Zongo (bimensuel Mutations du 1er septembre 2013).




Elle ajoutait : « On peut avoir de belles institutions tandis que la société continue de peiner parce que les acteurs locaux et tous ceux qui sont concernés par les décisions qui se prennent n'ont pas l'occasion de s'exprimer, de s'informer, de comprendre et de participer en toute conscience citoyenne ». Elle disait encore : « Nous devons approfondir davantage les notions de « redevabilité ». On doit rendre compte quel que soit le niveau de responsabilité qu'on occupe au niveau des collectivités locales ou au niveau gouvernemental ». Au sujet du projet de révision de l'article 37 de la Constitution, elle précisait : « Moins que les individus, c'est plutôt les systèmes qu'il faut critiquer ».


Et elle développera une approche inattendue, mettant en cause « les systèmes démocratiques fondés sur l'élection du président au suffrage universel » qui « finissent par couper le chef de l'Etat des réalités et du reste de la société et il devient même enfermé et isolé parce qu'il s'appuie essentiellement sur les militants de son parti et sur des alliés personnels. Beaucoup de dirigeants africains, à l'image du président Compaoré, sont dans cette situation ». Et elle concluait : « C'est cela aussi les avatars du multipartisme politicien, pseudo-démocratique, qui engendrent souvent des blocages institutionnels et des barrages qui vous isolent des réalités ».


Un an plus tard, à la suite de l'insurrection des 30-31 octobre 2014, Joséphine Ouédraogo va se trouver confrontée aux réalités du terrain politique. « Par la grâce de Dieu, écrira-t-elle le jeudi 20 novembre 2014, j'ai eu le grand privilège d'être cooptée par divers canaux pour figurer sur la liste des « présidentiables ». J'ai accepté avec modestie d'être inscrite sur cette liste d'hommes et de femmes qui ont contribué à leur manière à l'évolution politique, sociale et économique du Burkina Faso. Au fil des jours, l'étau se resserrait et je me suis retrouvée dans la soirée du 16 novembre 2014 face au Collège de désignation chargé d'interviewer chacun des trois finalistes avant de désigner celui ou celle qui occuperait la fonction présidentielle pour la transition ».


Joséphine Ouédraogo ne sera pas la première présidente du Faso, mais elle venait de sortir de l'ombre. Elle n'y est pas retournée après son « échec » à la « présidentielle » : elle est désormais, avec un portefeuille particulièrement délicat, la seule femme en pointe de la transition. Ce qui ne doit pas lui donner beaucoup de satisfaction : elle estime que pour constituer « une masse critique qui puisse faire évoluer, au sein d'un groupe, la manière de voir les choses et de prendre des décisions », il faut que les femmes occupent au moins 30 % des effectifs !


Dans la vie de Joséphine Ouédraogo, il y a trois phases : éducation/formation/profession, un cycle qui débouche, à 34 ans, sur un portefeuille dans un gouvernement « révolutionnaire » ; puis ce sera le temps de l'international : Tunisie, Suisse, Cameroun, Ethiopie… dans des cadres intellectuellement « institutionnalisés ». L'aboutissement de cette période sera son poste au sein de la Commission économique pour l'Afrique (CEA) des Nations unies.


C'est la troisième phase qui est la plus intéressante. Dès qu'elle rejoint, en tant que secrétaire exécutive (poste qu'elle va occuper de 2007 à 2011), ENDA-Tiers monde à Dakar, elle évolue intellectuellement au-delà du discours attendu et formaliste qui était nécessairement le sien au sein de la CEA, institution onusienne. Environnement et développement du tiers-monde (ENDA-Tiers monde) a été fondé au début de la décennie 1970 alors que les politiques de développement du « tiers-monde » étaient un thème de discussion majeur. ENDA va, progressivement, se dégager de la gangue du débat institutionnel pour autonomiser sa réflexion : environnement, développement durable, commerce équitable, annulation de la dette, exploitation des enfants, violences faites aux femmes, etc. ENDA va nourrir le débat sur l'alter-mondialisme lors des Forums sociaux mondiaux (FSM).


A Belém (Brésil), où elle a participé au FSM 2009 (27 janvier-1er février 2009), Joséphine Ouédraogo déclarera que, « après une période de désorientation des mouvements politiques, les fora ont permis d'ouvrir de nouvelles perspectives et de nouveaux horizons pour redonner de l'espoir à des millions de personnes et de groupes sociaux. Ils ont permis aux acteurs des divers Suds de se construire des espaces d'expression, de visibilité, d'action et d'influence. Les dynamiques des fora ont permis de dénoncer les racines du système dominant et de ses conséquences de destruction des conditions de vie des populations et des ressources du monde ». Elle retrouve au sein d'ENDA la vision qui était celle de Thomas Sankara : « Prendre réellement conscience de nos capacités à trouver des solutions endogènes à nos problèmes, même en situation d'urgence »*. « Au niveau mondial, dit-elle, c'est une minorité qui profite du système économique en place. L'alter-mondialisme dénonce les dégâts causés par les pratiques du système économique mondial et il invite les dirigeants et les décideurs du monde à agir autrement, pour ne pas laisser une grande majorité de la population mondiale en marge du progrès économique et social ».


Elle va, au sein d'ENDA, mener une rude bataille contre les illusions nées de l'aide au développement. « Il ne faut surtout pas mettre l'aide en avant ! On sort toujours des palliatifs au lieu de rechercher de vraies solutions aux problèmes. 80 % de l'aide au développement repart au Nord sous diverses formes. Il faut d'abord faire des assises nationales, entre nous, essayer de discuter librement, lister les problèmes, qu'est-ce qui ne va pas ? Et ça débouchera sur des orientations », déclarera-t-elle à Michel Rouger (Ouest-France, lundi 2 juin 2008).


A qui elle exposera également sa vision, originale, sur la question de l'immigration vers l'Europe (Dakar, où elle est alors installée, est, en la matière, un pôle de départ majeur) : « Ils ont fait le choix de sortir d'une société dans laquelle ils étouffent. Ils sont en quête de vivre, d'être libres, d'être ce qu'ils sont. Ils mènent une quête existentielle comme d'ailleurs les jeunes des banlieues européennes. Pour eux, il n'y a pas de frontières, ils font partie de la mondialisation. Même au village, ils vont sur internet, voient la télé. C'est ça la mondialisation dans leur tête, les frontières sont brisées. Sauf que les pays riches acceptent la mondialisation alimentaire, industrielle mais pas la mondialisation citoyenne ».


Avec l'émergence de Joséphine Ouédraogo sur le devant de la scène politique burkinabè, c'est le retour des intellectuels dans le débat politique. Même si c'est toujours dans le fourgon des militaires qu'elle arrive au « pouvoir », c'est aussi, toujours, le résultat de mouvements sociaux. Dans un entretien avec Sergio Ferrari (Le Courrier, publication de l'Unesco, 1er mars 2010), elle affirmait : « Il manque une alliance plus étroite entre les intellectuels et la population, la base. Il faut comprendre que nous devons travailler avec le peuple, évoluer avec lui, nous en rapprocher, être davantage en contact avec les gens. Nous avons des partis politiques très avancés idéologiquement, des penseurs très développés […] Mais il y a une sorte de fracture entre l'intelligentsia et les gens ». Elle a un an pour y mettre fin et convaincre les Burkinabè « qu'on ne peut pas se substituer à la réflexion et à l'action de ces populations ».


* Entretien avec Touwendinda Zongo, publié dans le bimensuel burkinabè Mutations du 1er septembre 2013.


Jean-Pierre BEJOT

La Dépêche Diplomatique





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