Le Burkina Faso de Michel Kafando. Chronique d'une transition « d'exception » (11)
Le Conseil national de transition (CNT), organe législatif, est présidé depuis le jeudi 27 novembre 2014 par Chériff Moumina Sy, patron de l'hebdomadaire Bendré. Un représentant de la société civile qui a été en proximité avec Thomas Sankara du fait de la position officielle occupée par son père mais également et surtout compte tenu du « même idéal » partagé (cf. LDD Burkina Faso 0460/Vendredi 28 novembre 2014).
Sur les 90 membres du CNT, 74 ont voté pour Chériff Sy, 14 voix seulement étant recueillies par l'autre candidat : Ibrahima Koné*. 90 votants dont 30 représentants des partis politiques de l'ex-opposition, 25 des forces de défense et de sécurité, 25 de la société civile et 10 de l'ex-majorité.
Les locaux de l'Assemblée nationale ayant été la première victime de l'insurrection des 30-31 octobre 2014, c'est à l'Hôtel des députés, entre les avenues Kadiogo et Yatenga, que s'est tenue cette élection et que se tiendront les sessions à venir. Compte tenu de la composition du CNT, il était évident que sa présidence ne pouvait pas revenir à un « politique », aucun parti n'entendant accorder le perchoir à quiconque ne ferait pas partie de son camp. Un président « neutre » au plan de l'appartenance politique s'imposait donc. Et Chériff Sy avait d'autant plus de chances de l'emporter qu'il avait fait partie du Top 3 des candidats à la présidence du Faso. Michel Kafando l'ayant emporté, Joséphine Ouédraogo étant numéro un du gouvernement avec le portefeuille de la justice, Chériff Sy trouve ainsi un débouché à son engagement politique et social à la hauteur de ses ambitions.
Membre de la société civile, ayant une visibilité qui est, d'abord, celle de son hebdomadaire, connu pour ses opinions « radicales » et son opposition au régime précédent, membre éminent du secteur économique privé (il préside l'association des éditeurs de la presse privée burkinabè), il est aussi le fils de son père et n'est donc pas un inconnu dans la maison. « Ce qui nous unit, a-t-il déclaré dès son élection, je ne pense pas que ce soit le besoin d'être parlementaire. Ce qui nous unit, c'est que nous sommes tous au service de ce pays. L'histoire nous interpelle, mais l'histoire aussi nous condamnera si nous ne faisons pas bien notre travail ».
Chériff Sy est le fils du général Baba Sy. Qui a été, en 1961, un des pères fondateurs de l'armée nationale voltaïque** avec Sangoulé Lamizana et « l'inventeur » du camp militaire de Gounghin (« camp de l'amitié ») à Ouaga. Cet ancien enfant de troupe de Kati, né à Néma (Mauritanie) en 1920, avait été incorporé au titre du 2è régiment des tirailleurs sénégalais comme engagé volontaire en 1939 (il fera les campagnes d'Italie, de France et d'Extrême-Orient). Sous-lieutenant le 1er octobre 1951, il sera promu capitaine dans l'armée voltaïque. Chef du 1er bureau puis chef de détachement et commandant d'armes de Bobo Dioulasso, il sera chef de corps et commandant du 1er bataillon de Haute-Volta, chef d'état-major des Forces armées nationales avec le grade de général de brigade du 9 janvier 1968 au 19 décembre 1979 (il sera remplacé par le général Bila Zagré).
A compter du 11 février 1974, il sera ministre de la Défense nationale et des Anciens combattants dans le gouvernement de Lamizana ; il sera remplacé à ce portefeuille le 7 juillet 1978 par François Bouda. On dit que c'est lui qui aurait supplié Lamizana de prendre le pouvoir à la suite des événements du 3 janvier 1966 qui ont provoqué la chute de la 1ère République présidée par Maurice Yaméogo afin de « conjurer le pire ».
Général de corps d'armée, Baba Sy sera Grand chancelier du 15 janvier 1980 au 27 septembre 1989. Il donnera sa démission pour protester contre l'exécution du commandant Jean-Baptiste Lingani et du capitaine Henri Zongo alors qu'on lui avait assuré que la peine de mort ne leur serait pas appliquée***. A noter que son fils Chériff Sy a fait partie, en 1988, des jeunes protestataires interpellés lors de la manifestation anniversaire de la mobilisation les 20-21 mai 1983 des élèves, lycéens et étudiants, à Ouaga, à la suite de l'arrestation du capitaine Sankara et du commandant Lingani. Compte tenu de la position officielle occupé par son père, Chériff Sy sera reconduit à la maison ; les autres attendront jusqu'au 4 août 1988 pour être libérés.
Voilà donc Chériff Sy, à 54 ans, président du CNT. Une assemblée hétérogène au sein de laquelle vont s'affronter, désormais, des tendances divergentes dès lors que l'objectif est, à nouveau, 2015. Tandis que ceux qui ambitionnent d'être « vizir à la place du vizir » n'appartiennent ni à la présidence du Faso, ni à la primature, ni au gouvernement, ni au CNT.
Depuis un mois, les partis politiques « traditionnels » sont les grands absents du débat politique. Certes, quelques acteurs se sont exprimés, mais l'évolution de la société burkinabè est telle, aujourd'hui, que c'est la classe politique dans son ensemble qui est disqualifiée. Ce n'est pas elle, mais la société civile, qui a provoqué la rupture et le changement de régime ; ce n'est pas elle, mais l'armée, qui a permis l'instauration de la transition. Les hommes politiques des « années Compaoré » ont été, pour la majorité d'entre eux, des nomenklaturistes du régime ; y compris ceux qui ont désormais choisi de s'exprimer dans les rangs de l'opposition. On remarque aujourd'hui que les personnalités-clés, au-delà de la nébuleuse militaro-politique, font référence aux années de la « Révolution ». C'est vrai pour Michel Kafando, président du Faso, ministre d'avant la « Révolution » ; c'est vrai pour Joséphine Ouédraogo, ministre de la Justice, Garde des sceaux, mais avant tout ministre de la « Révolution » ; c'est vrai pour Chériff Sy, président du CNT, fils d'un ministre du régime militaire d'avant la « Révolution » mais lui-même formaté par la « Révolution ». Ce n'est pas aujourd'hui que le Burkina Faso pourra affirmer : « du passé faisons table rase ». Reste à savoir ce que fera le « peuple esclave »… !
* Ibrahima Koné est présenté comme « un responsable de parti politique ». Ancien député de l'opposition, il siège au CNT en tant que « représentant des partis politiques de l'ex-opposition » tandis que Cheriff Sy y est un des deux « représentants de la presse privée ». Mamadou O. Kabré, journaliste, qui avait un temps, envisagé de présenter sa candidature à la présidence du CNT (lui aussi au titre des « représentants des partis politiques de l'ex-opposition ») se désistera. A noter que le CNT ne compte qu'une dizaine de femmes (mais le benjamin de l'Assemble est une benjamine : Safiatou Congo, étudiante en première année de sociologie à l'université de Ouagadougou qui siège au titre des « partis politiques de l'ex-opposition ») et aucune véritable tête d'affiche politique. Enfin, parmi les « représentants des forces de défense et de sécurité » figurent trois colonels-majors, un colonel, deux lieutenants-colonels et la hiérarchie est respectée jusqu'au soldat de 1ère classe : Adama Kaled Traoré !
** C'est le 1er novembre 1961 que l'Armée nationale voltaïque a été officiellement fondée, sans moyens, Paris n'ayant pas apprécié que la Haute-Volta refuse l'implantation d'une base française sur son territoire. La réorganisation de l'armée voltaïque avait été préparée, dès juin 1961, par une commission de travail à laquelle a participé le capitaine Baba Sy et dirigée par le capitaine Sangoulé Lamizana (qui, par la même occasion, découvrait Ouagadougou, sa famille étant implantée à Bobo-Dioulasso et lui rentrant tout juste de deux années de combat en Algérie au titre de l'armée française).
*** Le 19 septembre 1989, la comité exécutif du Front populaire dénonçait des « militaro-fascistes », « ambitieux », « réactionnaires », « antidémocratiques », « antipopulaires » qui voulaient « restaurer un pouvoir fascisant ». La cible était le commandant Boukari Jean-Baptiste Lingani, ministre de la Défense populaire et de la Sécurité, et le capitaine Henri Zongo, ministre de la Promotion économique. L'un et l'autre avaient, avec Thomas Sankara et Blaise Compaoré, été les leaders de la « Révolution » du 4 août 1983. Lingani et Zongo, condamnés à mort par un tribunal militaire, ont été fusillés (avec le capitaine Sabyamba Koundaba et l'adjudant Anis Gningnin) dans la nuit du 18 au 19 septembre 1989. Motif : « tentative de coup d'Etat ». C'était deux ans après le 15 octobre 1987. « Nous assumons notre passé sans problème, m'avait alors déclaré Blaise Compaoré. Un événement, aussi douloureux qu'il soit, ne peut être une entrave morale ou spirituelle à la marche en avant du processus révolutionnaire. Nous n'avons aucun complexe à rectifier ce qui a constitué les erreurs du passé ». Quand à Arsène Bongnessan Yé, que j'avais appelé aussitôt après l'exécution de Lingani et Zongo, il me dira : « Tout est calme. Pas un coup de feu. La meilleure preuve en est que je suis à mon bureau en civil et non pas en tenue militaire ». Le lendemain de cette exécution, le mercredi 20 septembre 1989, le conseil des ministres se tiendra comme à l'ordinaire malgré l'absence des numéros deux et trois du gouvernement ! Le capitaine Gilbert Diendéré, patron des commandos de Pô, secrétaire à la défense et à la sécurité du comité exécutif du Front populaire, fera le récit de ces événements dans Jeune Afrique Economie (n° 124 - octobre 1989).
Jean-Pierre BEJOT
LA Dépêche Diplomatique
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