Tribune libre du Père Rodrigue GBEDJINOU : A la Réconciliation, Citoyens !
J’ai l’audace de nous proposer à tous, chrétiens de toutes dénominations, musulmans, «vodounsi» ou autres, la célébration d’une grande journée de réconciliation. Nous nous réconcilierons avec Dieu dans le jeûne, la pénitence, l’aumône et la prière en nos différents lieux de culte et selon nos différentes traditions religieuses. Nous demanderons pardon à Dieu du peu de cas que nous faisons de sa sollicitude, et surtout, nous lui demanderons qu’il convertisse chacun de nous et le pays tout entier.
Le Dahomey d’hier ne peut pas vivre : il est condamné à mort pour que de sa mort renaisse le Bénin nouveau… Et comme signe de cette détermination et résolution, nous nous réconcilierons entre nous à la maison et en famille, entre époux, parents et enfants, demi-frères et demi-sœurs, nous nous réconcilierons au bureau, entre collègues, entre cadres et personnel subalterne, nous nous réconcilierons au marché et aussi entre membres d’un même parti si besoin en est, etc. Ce sera une occasion pour tous de se pardonner, d’en finir avec les rancunes, les jalousies, l’esprit de vengeance ou de règlement de compte, pour nous donner la main et bâtir ensemble.
Je propose, avec votre permission, que cette journée se célèbre avant les élections législatives et présidentielles, par exemple le mercredi des cendres, 13 février 1991, début du Carême pour les chrétiens, temps par excellence de réconciliation. »
Le 2 février 1991, en prenant possession du siège métropolitain de Cotonou, Mgr de Souza lançait cet appel historique, au regard de la vie socio-politique du Bénin (transition après les errances du marxisme léninisme, approche des élections présidentielles). Après 25 ans accomplis, les temps et les situations sont quasi les mêmes, mais les défis se sont plus complexifiés. La permanence de nos fractures sociales et de nos traditions de haine, sur fond de peur et de méfiance, nous recommandent voire nous imposent la réconciliation non plus seulement comme une question d’exigence du vivre-ensemble, mais comme condition d’existence nationale.
La réconciliation nous presse, nous qui nous distinguons de plus en plus par un patriotisme efficace, mais passager de dernière minute. Bien souvent, nous nous appuyons sur la conviction, certes réelle, que Dieu aime notre pays. Mais n’aimerait-il pas aussi les autres pays où surgissent pourtant des éclatements ? J’ai toujours été impressionné que malgré le recours à l’Arche, signe de la présence de Dieu, qui tant de fois a assuré la victoire à son peuple, Israël a été vaincu et l’Arche capturé par les philistins (1 Sa 4, 1-11). Nos prières doivent alors se traduire en campagnes d’action, non seulement quand se profile le spectre du danger (même si en ces moments, nous devrions prier encore mieux [et non seulement plus], mais en tout temps : « Priez sans cesse » (1 Th 5, 17). Cela fut perçu, il y a 25 ans, par la figure prophétique de celui que nous pouvons considérer comme un ancêtre de la démocratie béninoise, tant nous savons évoquer sa mémoire au moment de crise, avec cette prière devenue proverbiale : « Plaise à Dieu qu’aucun bain de sang ne nous éclabousse et nous emporte dans ses flots » A Dieu cela plaît absolument ; et à nous ?
La réconciliation, une question de survie
« Le Dahomey d’hier ne peut pas vivre : il est condamné à mort pour que de sa mort renaisse le Bénin nouveau ». Nous semblons être façonnés par une tradition de haine, née de nos anciennes rivalités, formalisées avec l’esclavage et la colonisation, entretenue par une mentalité magico-sorcière manifeste par la méchanceté gratuite. Nos divisions, en méiose continue, évoluent comme un cancer qui déstructure le tissu national. L’un des moyens d’arrêter l’infection est de trouver « une occasion pour tous de se pardonner, d’en finir avec les rancunes, les jalousies, l’esprit de vengeance ou de règlement de compte, pour nous donner la main et bâtir ensemble ».
Le devoir de réconciliation concerne tout le monde : « chrétiens de toutes dénominations, musulmans, «vodounsi» ou autres (…) en nos différents lieux de culte et selon nos différentes traditions religieuses ». Le mal dont nous souffrons, aux racines historiques si profondes, avec ses manifestations modernes décapantes, requiert pour être guéri de recourir « à celui qui sonde les cœurs et les reins » (Jr 17, 10), comme l’exprime une si belle prière chrétienne : « Au sein de notre humanité encore désunie et déchirée, nous savons et nous proclamons que tu ne cesses d’agir et que tu es à l’origine de tout effort vers la paix. Ton Esprit travaille au cœur des hommes : et les ennemis enfin se parlent, les adversaires se tendent la main, des peuples qui s’opposaient acceptent de faire ensemble une partie du chemin. Oui, c’est à toi, Seigneur, que nous le devons, si le désir de s’entendre l’emporte sur la guerre, si la soif de vengeance fait place au pardon, et si l’amour triomphe de la haine. » (Préface de la Prière Eucharistique pour la Réconciliation II) Notre état de peuple religieux constitue alors un véritable atout ; mais il est aussi nécessaire que les différentes traditions religieuses osent questionner leurs représentations de Dieu. Dans Misericordiæ Vultus, bulle d’indiction pour l’année de la miséricorde (n° 23), le pape François indiquait le nom de Dieu ‘‘Miséricorde’’ comme une piste de dialogue interreligieux : le Judaïsme confesse le Dieu, lent à la colère et plein d’amour ; dans le christianisme, cette miséricorde s’est manifestée en Jésus, Sauveur et rédempteur de tout homme ; dans l’Islam, les premiers attributs de Dieu sont le Miséricordieux et Clément. Pour nos peuples, si sensibles et ouverts à Dieu, la véritable réconciliation requiert le recours (retour) à Dieu.
Une Journée nationale de réconciliation : l’audace d’un défi
« Je propose, avec votre permission, que cette journée se célèbre avant les élections législatives et présidentielles, par exemple le mercredi des cendres, 13 février 1991, début du Carême pour les chrétiens, temps par excellence de réconciliation. » Cette proposition s’insérait dans le processus de la Conférence nationale, célébrée comme réconciliation nationale comme l’indiquait bien, à la fin des travaux, celui qui l’avait dirigée : « Rien ne se règle dans la violence, la violence appelle la violence. (…) Les guerres finissent toujours par le dialogue autour d’une table en vue d’un traité de paix. Pourquoi perdre des milliards à nous entretuer pour nous retrouver ensuite autour d’une table ? Alors mes amis, merci pour votre détermination à éviter toute violence, merci pour votre détermination à exclure de notre conduite tout esprit de vengeance, tout esprit de règlement de compte, nous devons la main dans la main bâtir ce pays. » (Discours à la fin de la Conférence nationale)
L’ouvrage, Le changement, idéologie ou réalité, publié en 2008 au moment où le mirage du messianisme politique battait au Bénin son plein jusqu’à enivrer même ceux qui avaient la garde du Messie-Crucifié, avait alerté sur la nécessité de la réconciliation. L’appel a été relancé dans un ouvrage d’hommage paru en 2007, Isidore de Souza, Lettre à mes frères, Pensées spirituelles et politiques pour chaque jour, p 60. La proposition fut mieux située au cœur de l’histoire nationale, à l’occasion des 50 ans de l’indépendance, dans le livre : Ô Bénin, mon beau pays. 50 ans après, dont la première partie intitulée – La réconciliation remède à une identité nationale blessée par la haine et la division (11-42)-, soulignait l’urgence de la réconciliation en indiquant les manifestations et conséquences de la tradition de haine et les chemins vers la réconciliation assortis d’un guide pour un engagement réel). Le même appel fut lancé de nouveau dans l’article « Une journée nationale de réconciliation » in La Croix du Bénin, 1084 (2011) 8.
Ces signes d’alerte réitérés, sur l’urgence d’un programme d’éducation nationale à la réconciliation, furent sans écho et donc sans effet. C’est alors que dans l’exhortation apostolique Africæ munus, signée à Ouidah, Benoît XVI assumait la proposition des évêques africains pour un renouveau de paix en Afrique : « un jour ou une semaine de réconciliation particulièrement pendant l’Avent ou le carême… et une Année de la réconciliation au niveau continental pour demander à Dieu un pardon spécial pour tous les maux et blessures que les êtres humains se sont infligés les uns aux autres en Afrique, et pour que se réconcilient les personnes et les groupes qui ont été blessés dans l’Eglise et dans l’ensemble de la société. » (n°157) Une synthèse de tous ces appels à la réconciliation se trouve dans une plaquette parue en 2012, Benoît XVI au Bénin. Les appels de la visite (p 39-49).
Entre temps, le pape François engagea le 13 mars 2015, toute l’Eglise et même l’humanité, dans la célébration d’un Jubilé de la Miséricorde, moment exceptionnel de grâces, pour donner et recevoir le pardon (du 8 décembre 2015 au 23 novembre 2016). Concomitamment, à l’issue du Congrès des commissions Justice et Paix du SCEAM (Symposium des Conférences Episcopales de l’Afrique et de Madagascar), fut annoncée une année de la Réconciliation en Afrique (du 29 juillet 2015 au 29 juillet 2016) sur le thème Une Afrique réconciliée pour la coexistence pacifique. Le Bénin ou l’Eglise au Bénin avait néanmoins l’opportunité historique d’une visibilité autour d’un projet réel de la réconciliation pour la renaissance africaine : ici fut un laboratoire des Conférences nationales.
Au regard de l’angoisse ou du brouillard des élections prochaines présidentielles dont le nombre explosif de candidats (avec tout ce qui suit), est indicateur des fractures sociales internes et endogènes de notre peuple, les évêques du Bénin, dans la ligne de la fameuse lettre pastorale de 1989, Convertissez-vous et le Bénin vivra, nous invite tous, et aussi eux-mêmes et le clergé, à la conversion (cf. CEB, Sous le regard de Dieu, Janvier 2016). Se convertir, c’est se réconcilier. Se réconcilier, c’est puiser à la source de la miséricorde comme le proposent certains axes des projets pastoraux retenus pour l’année de la miséricorde au Bénin : « organisation d’une «Journée de la miséricorde» permettant aux entités ecclésiales (presbyterium, associations et familles) de faire une expérience concrète de la miséricorde en termes de pardon offert et reçu ; l’organisation d’une réflexion (…), sur le thème «La miséricorde : quels impacts sur nos relations interculturelles et interethniques ? »
Une journée de réconciliation, encore une journée de plus ?
Se réconcilier ou périr à petit feu. Nos fractures anthropologiques favorisent l’émergence d’une mentalité poreuse à la haine. Ne serait-ce pas là vraiment les véritables racines culturelles de nos échecs ou de nos incapacités de bâtir ensemble, en fermant chacun de son côté la jarre trouée ? Nous avons besoin d’affronter la vérité du récit de nos rivalités historiques par une analyse scientifique interdisciplinaire, pour aller au-delà des sentiments ou ressentiments, vers un processus de purification ou de transfiguration de la mémoire blessée. Pour cette tâche, il n’est plus nécessaire d’attendre. Toute structure ou personne qui peut quelque chose, à travers ONG et Fondations y est invitée : l’avenir du pays en dépend.
Une journée nationale de réconciliation, comme processus, constituerait alors une opportunité pour continuer à prier pour la paix et commencer un engagement actif à la réconciliation. Elle créerait des écoles ou espaces de réconciliation où nous apprendrons à discuter entre nous de nos divisions : « La haine est un échec, l’indifférence une impasse et le dialogue une ouverture. » (Benoît XVI, Discours au Palais de la République du Bénin, le 19 novembre 2011) J’aime cette référence rabbinique citée par l’abbé Ambroise Kinhoun (dans sa conférence au colloque sur la figure d’Alioune Diop, tenu à Dakar du 26 au 29 janvier 2016) : à un rabbin aurait été demandé, après la destruction du temple de Jérusalem, ce que Dieu faisait de si important en laissant les romains détruire le lieu de sa présence ? Le rabbin répondit : Yahvé enseignait l’Alphabet aux enfants. Nous avons besoin, pour prévenir toute destruction, de laisser Dieu nous enseigner aujourd’hui plus que jamais, l’Alphabet de la réconciliation : alors « nous nous réconcilierons entre nous à la maison et en famille, entre époux, parents et enfants, demi-frères et demi-sœurs, nous nous réconcilierons au bureau, entre collègues, entre cadres et personnel subalterne, nous nous réconcilierons au marché et aussi entre membres d’un même parti si besoin en est, etc. »
Rodrigue GBEDJINOU
Prêtre du diocèse de Cotonou
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