Le Burkina Faso de Michel Kafando. Chronique d'une transition « d'exception » (10)

Publié le dimanche 30 novembre 2014


« Vox populi, vox Dei ». « La voix du peuple est la voix de Dieu ». Et à Ouagadougou cela ne manque pas de préoccuper bien du monde. Notamment ceux qui occupent des postes de direction ou de conseillers dans l'administration et sont considérés par l'opinion comme les complices du régime précédent et, du même coup, comme de potentiels prévaricateurs, corrupteurs ou corrompus.




Les voilà donc en stand by, avec un glaive au-dessus de la tête ne sachant pas s'ils vont survivre ou être « décapités », la vindicte populaire étant nécessairement relayée par les instances du nouveau pouvoir qui a besoin d'un ancrage … populaire. Le moine anglais Alcuin, à qui l'on attribue cet adage, ne manquait pas de partager le point de vue de ceux qui sont ainsi sur le grill. Dans sa lettre à Charlemagne, écrite en 798, il disait : « Et ces gens qui continuent à dire que la voix du peuple est la voix de Dieu ne devraient pas être écoutés, car la nature turbulente de la foule est toujours proche de la folie ». Machiavel, huit siècles plus tard, pensait, lui, que « ce n'est pas sans raison qu'on dit que la voix du peuple est la voix de Dieu. On voit l'opinion publique pronostiquer les événements d'une manière si merveilleuse, qu'on dirait que le peuple est doué de la faculté occulte de prévoir et les biens et les maux ».


Entre Alcuin et Machiavel, il faut savoir raison garder. « La voix du peuple est la voix de Dieu », peut-être pour ceux qui croient en Dieu… et dans le peuple ? Mais n'oublions pas un autre enseignement, si je peux me permettre cette approximation : « Les voies de Dieu sont impénétrables » ! Evidemment, un mois après la chute de Blaise Compaoré, la pression populaire est forte à Ouaga, d'autant plus forte qu'elle a dégagé en deux jours de manifestations un régime en place depuis près de trois décennies et dont personne ne pensait qu'il pouvait ainsi tomber comme une mangue trop mûre. Et puis, à force d'hurler dans les rues le nom de Thomas Sankara, le sentiment est venu que cette insurrection, qui avait amené « l'élite » de l'armée au pouvoir, pouvait être, aussi, une révolution.


Michel Kafando, dans son discours d'investiture, lui qui n'était pas « sankariste » et avait affirmé nettement sa différence en 1983*, a tenu à rendre un hommage appuyé au capitaine rebelle (cf. LDD Spécial Week-End 0656/Samedi 22-dimanche 23 novembre 2014). La tendance s'affirme, depuis, et la population n'entend pas lâcher la proie pour l'ombre. Adama Sagnon, éphémère ministre de la Culture et du Tourisme, en a fait l'expérience : on ne peut pas être et avoir été (cf. LDD Burkina Faso 0457/Mardi 25 novembre 2014). Du même coup, le discours se radicalise et, parfois, la transition (cette équipe n'est là que pour un an) semble vouloir se donner des airs de révolution : on évoque même dans l'entourage du premier ministre la nationalisation de certaines entreprises… !


Ironie des choses : bien des « sankaristes » de la première heure et des militants « révolutionnaires » incontestables font (ou vont faire) les frais de ce retour à « l'idéal » de la révolution de 1983. C'est ainsi : les révolutions dévorent toujours les révolutionnaires. Même si entre le 4 août 1983 et le 31 novembre 2014 rien n'est comparable : ni aux plans national, régional, international. Mais les icônes ont un avantage : on les pare des couleurs que l'on veut sans se soucier de la réalité. Sankara, enfoui dans la mémoire collective de la jeunesse burkinabè, est, en 2014, porteur d'une espérance dont il aura été, par le passé, un des fossoyeurs.


Expression de cette « sankarisation » du Burkina Faso : l'élection de Chériff Moumina Sy à la présidence du Conseil national de transition (CNT). Sy a été proche de Sankara, « on partageait un même idéal pour le pays, un même idéal pour l'Afrique »**. Fils du général Baba Sy, grand chancelier (je vais y revenir), c'est un des grands frères de Chériff Sy qui avait fait le lycée Ouezzin Coulibaly avec Sankara et c'est dans le cadre familial que des relations se sont développées. « Après, j'ai retrouvé Sankara sur le terrain de la lutte politique pour la transformation […] de notre pays ».


Les deux hommes auraient échangé encore le 13 octobre 1987. « Nous avons eu à parler de la situation qui prévalait parce qu'il était manifeste qu'il y aurait un clash et nous nous disions qu'il y avait quand même un certain nombre de mesures à prendre par rapport à cela ». Sy s'étonnera d'ailleurs que de personnalités qui ont participé à « l'avènement du 15 octobre 1987 » se soient retrouvées par la suite dans l'opposition à Blaise Compaoré. Et s'il a partagé « un idéal commun » avec Sankara, il dit se méfier de l'appellation de « sankariste » : « Beaucoup de gens y mettent un contenu qui est le leur, mais que je ne partage pas forcément ». Il ajoute cependant : « D'une certaine manière, cette période a représenté une certaine excellence dans la gouvernance malgré tous les défauts. Moi, je ne suis pas de ceux-là qui chantent que tout a été bien. Non, il y a eu des manquements graves, très graves même, mais je dis et j'affirme que ce pays a avancé grâce à cette période ».


Refusant de « se figer dans le passé », Chériff Sy souligne : « Aujourd'hui, par rapport au libéralisme dans lequel nous vivons et qui, de mon point de vue, est loin de pouvoir apporter le bien-être auquel notre peuple a droit, je pense qu'on est obligé, chaque fois, de se remémorer cette époque ».


Au sujet de Compaoré, Chériff Sy dit alors (cet entretien date d'il y a deux ans) : « Quand bien même je ne partage pas du tout la gouvernance de Blaise […], il n'en demeure pas moins que le Burkina est là, qu'il y a eu des transformations au Burkina […] Quelle que soit la manière dont le président Compaoré quittera le pouvoir, qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, comme ceux qui les ont précédés, que ce soit lui ou Sankara, chacun, d'une manière ou d'une autre, aura apporté sa pierre dans la construction du Burkina Faso ». Il ajoutait alors : « Quand je me remémore ce que nous avons vu ici, l'explosion militaro-sociale que nous avons vue en 2011, préfigure ce qui pourrait nous arriver parce que nous sommes dans une société très hypocrite, nous fonctionnons sur des non-dits, nous fonctionnons sur des mépris et des arrogances qui font que, Dieu nous pardonne, si ça doit exploser, ce ne sera pas beau à voir ». Nous en sommes-là. Chériff Sy, directeur de l'hebdomadaire Bendré, candidat à la présidence de la transition, est le président du Conseil national de transition (CNT). De commentateur, le voilà passé au rôle d'acteur majeur.


NB – Evoquant la lutte d'influence entre généraux à la suite de la démission de Blaise Compaoré (cf. LDD Burkina Faso 0459/Jeudi 27 novembre 2014), j'ai parlé du général Kodio Lougué, ambassadeur au Mali, en lieu et place du général Kouameh Lougué dont le nom avait été scandé par une partie de la population lors des événements des 30-31 octobre 2014. Kouameh Lougué a été, depuis, évacué en France pour y être soigné après avoir été blessé à Ouagadougou. Que l'un et l'autre veuillent bien m'excuser pour cette erreur de transcription.


* Pour mesurer l'ampleur du mythe autour de Thomas Sankara (qu'il faut resituer dans le contexte de l'époque ce qui le rend plus compréhensible), et, du même coup, ce qui pouvait être écrit sur ceux qui ne partageaient toute sa vision des choses, il faut relire le livre de Sennen Andriamirado, « Sankara le rebelle » (éd. Jeune Afrique Livres, Paris, 1987) publié quelques mois avant les événements du 15 octobre 1987 et qui évoque les positionnements politiques de Michel Kafando (pp. 72-73, 121, 133).


** Toutes ces citations sont extraites de l'entretien avec Chériff Sy publié par le quotidien Le Pays du dimanche 14 octobre 2012 (http://www.lepays.bf/?SY-CHERIF-DP-DE-BENDRE).


Jean-Pierre BEJOT

La Dépêche Diplomatique





via leFaso.net, l'actualité au Burkina Faso http://www.lefaso.net/spip.php?article62044