Transition politique au Burkina : L'analyse sans complaisance du Pr Séni Ouédraogo
Le Pr Séni Mahamadou Ouédraogo, agrégé de droit public, aura incontestablement été de ceux qui ont exprimé leur opposition tant en salles closes que dans la rue, aux velléités de modification de l'article 37 de la Constitution. Et comme depuis le 30 octobre dernier, les choses ont plus que basculé dans le sens de cette opposition, nous l'avons approché pour recueillir son analyse sur la gestion du pouvoir poste-Compaoré. Avec lui il a, en effet, été question de son témoignage sur l'insurrection populaire, de la conduite de la période pré-transition qui est en train de faire place à la mise en marche de la transition à proprement parler. Modeste, prudent, mais pointu, le spécialiste des Finances publiques nous livre de façon dépassionnée, son analyse, juridique mais aussi politique. Entretien pédagogique, à lire !
Lefaso.net : Que peut-on retenir de votre témoignage sur l'insurrection populaire qu'a connue notre pays ?
Pr Séni Ouédraogo : Merci pour l'occasion que vous m'offrez d'échanger sur la crise que traverse notre pays. Comme tous les Burkinabè, on a vécu une insurrection populaire avec beaucoup d'émotion les 30 et 31 octobre 2014. Pour moi, la plus grande émotion, c'était de voir le jeu des principaux acteurs. J'appelle principaux acteurs de cette insurrection populaire, le peuple dans sa grande diversité et l'armée.
Une symbiose a été très vite trouvée dès la fin de la matinée du 30 octobre pour que les institutions de la République, notamment l'Assemblée nationale soit prise et que le projet de loi sur la modification de l'article 37 de la Constitution soit annulé.
Je pense que la principale leçon de ces journées, c'est de savoir qu'on a véritablement une prise de conscience collective. Et cette prise de conscience collective montre que le peuple n'est plus prêt à laisser se perpétuer une dictature, une forfaiture contre les institutions de la République.
Marquons un petit arrêt sur la journée du 30 octobre 2014. Peut-on savoir où est-ce que vous étiez ce jour, et qu'avez-vous fait ?
Là, vous me posez une question très difficile ; parce que vous voulez savoir si je suis un simple militant, ou un activiste. Comme citoyen, j'étais dans la rue le 30 octobre, du côté des manifestants réunis près du ministère des Affaires étrangères. Je ne dis pas que je suis un acteur en tant que tel ; mais, je me suis retrouvé avec le peuple depuis toutes les marches qu'il y a eues depuis 2013 jusqu'à cette insurrection populaire.
En tout cas, j'ai participé à la lutte contre la modification de l'article 37 de la Constitution. Mon action ne s'est donc pas limitée à émettre des points de vue théoriques sur la question, j'ai aussi été de toutes les marches jusqu'à celles des 30 et 31 octobre 2014.
Comment vous expliquez-vous les successions de déclarations teintées d'hésitations et de tergiversations, qu'il y a eues quant à l'occupation d'un pouvoir vacant à Kosyam ?
Comme vous l'avez dit, toutes ces déclarations qui ont été faites sont le témoignage de la non-maîtrise des événements. Je pense que, quand le peuple est sorti le 30 octobre, c'était pour protester contre la modification de l'article 37 ; nul ne pouvait présager que l'objectif était d'exiger le départ du président Blaise Compaoré.
Cela est valable pour tous les acteurs de l'insurrection des 30 et 31 octobre, s'ils veulent être honnêtes. Nous sommes partis avec une prétention à minima ; et finalement, nous avons obtenu plus que nos prétentions. Cela peut expliquer cette cacophonie au niveau de certains acteurs de vouloir, pour les uns, continuer à diriger l'Etat, pour les autres, vouloir s'inscrire dans la nouvelle dynamique en jouant les premiers rôles au niveau du sommet de l'Etat.
Je peux dire, en tant que juriste, que ce qu'on constate et qui est regrettable, c'est la série d'inconstitutionnalités qu'on a pu relever ces jours-là. Mais ces inconstitutionnalités peuvent s'expliquer par l'émotion, la panique, des premiers responsables de l'Exécutif.
J'étais au CFOP dans la soirée, quand on a entendu la déclaration du président Compaoré, notamment le premier décret annonçant la dissolution du gouvernement ; et le second décrétant un Etat de siège sur le fondement de l'article 58 de la Constitution. Par la suite, est intervenu un deuxième décret du chef de l'Etat après la déclaration de prise du pouvoir par le général Nabéré Traoré, une déclaration qui laissait le peuple confus. Cette déclaration indiquait que l'armée allait assumer ses responsabilités, sans pour autant dire qui était le chef de la transition. Toutes les déclarations des militaires, on peut les considérer comme des faits ; mieux, comme des actes politiques qui pourraient faire l'objet d'analyse juridique approfondie.
Mais si on revient au deuxième décret du président, il faut dire que cet acte nous met dans un imbroglio juridique monstrueux. En effet, sur le fondement de l'article 58 de la Constitution, le président du Faso ne peut décréter un Etat de siège qu'après délibération du conseil des ministres ; alors que ce jour-là, il n'y a pas eu conseil des ministres. Il s'agit-là d'un acte inconstitutionnel que le président du Faso a posé. Par la suite, on nous dit que le président, après avoir dissout le gouvernement, déclare la vacance du pouvoir sur le fondement de l'article 43 de la Constitution. Je pense qu'aux termes de cette disposition, il n'appartient pas au président de dire que c'est l'article 43 qui doit être mis en mouvement suite à sa démission. C'est le gouvernement qui met en œuvre cette disposition en saisissant le Conseil constitutionnel pour constatation de vacance du pouvoir. Et si le Conseil constitutionnel venait à être saisi, il lui appartiendrait de constater la vacance et d'ouvrir la succession constitutionnelle.
Mais comme le président a pris le soin de dissoudre le gouvernement avant de déclarer sa démission, finalement, on se retrouve dans une sorte d'inconstitutionnalité qui rend difficile l'application des déclarations qu'il a faites.
Pour la suite, comme le disent certains constitutionnalistes, on est dans une transition de fait, et les acteurs politiques ainsi que la communauté internationale semblent s'être s'accommodés de cette transition de fait qui doit aboutir au retour à l'ordre constitutionnel normal.
Mais que devrait faire le président du Faso dans cette situation où la pression de la rue était devenue promptement irrésistible ?
Je pense qu'en réalité, jusqu'à la signature de son premier décret dont je suis bien curieux d'en avoir copie, le président pensait maîtriser encore la suite des événements. C'est pourquoi, il a cru qu'en dissolvant le gouvernement et en confiant le pouvoir de police aux militaires, ça pourrait calmer une partie du peuple.
Je pense que l'intention aux premiers abords n'était véritablement pas de démissionner ; mais c'était de reprendre les événements en main. Et comme les événements lui ont échappé alors qu'il avait pris un certain nombre d'actes qui n'ont pas pu rassurer le peuple, il a été poussé dans ses derniers retranchements à démissionner. Il a donc démissionné en créant un vide juridique. D'où l'éclipse constitutionnelle qui s'en est suivie.
Dans sa première déclaration, le Lieutenant-colonel Yacouba Zida a décidé de la suspension de la Constitution. Est-ce une suspension opportune ?
Je crois que par rapport à la suspension de la Constitution, la question de l'opportunité peut être discutée. Je pense qu'il y a deux arguments fondamentaux qu'il faut prendre en compte. Si je veux me mettre dans la peau du Lieutenant-colonel Zida, je me dis que devant la succession des événements, et avec le souhait du président de voir appliquer l'article 43 de la Constitution, ce qui permettrait au président de l'Assemblée nationale d'occuper les rênes du pouvoir, laisser la Constitution en l'état, c'est favoriser ce retour-là. N'oubliez pas que nous sommes dans une situation d'urgence où les analyses se font très rapidement. En clair, les militaires se sont dits : si nous laissons la Constitution en l'état, c'est l'ouverture de la succession constitutionnellement prévue qui interviendra, et le pouvoir nous échappera en conséquence. Si nous ne voulons pas de cela, alors, l'alternative qui s'offre, c'est la suspension de la Constitution ; quitte à ouvrir des discussions qui permettent de parvenir à un retour à l'ordre constitutionnel sans que, ceux contre qui l'insurrection a été dirigée n'en viennent à prendre le pouvoir. Et l'explication qui pourrait soutenir cette option, c'est que l'insurrection ayant été dirigée contre l'AN, cette institution est disqualifiée, son président avec, à assumer la succession constitutionnelle. Je pense que c'est cet argument qui a prévalu à la suspension de la Constitution.
On pourrait avoir une deuxième argumentation selon laquelle, la suspension de la Constitution n'était pas opportune. Cette option a un fondement juridique plus solide. En effet, comme c'est une insurrection populaire qui trouve son fondement dans l'article 167 de la Constitution, il faut rester dans la légalité constitutionnelle pour tenter de trouver une solution constitutionnelle à la restauration de la légalité. Mais cette seconde explication qui est juridiquement la plus cohérente, n'est pas politiquement facile à mettre en mouvement, car on était dans une situation de vide institutionnel aussi. La normalité juridique voudrait que les choses se passent constitutionnellement. Mais, on est en face d'un dysfonctionnement des institutions. Qui a l'autorité pour pouvoir désigner les organes habilités à assurer la continuité de l'Etat, et donc le fonctionnement régulier des institutions ? Personne. Donc, cette seconde argumentation qui était juridiquement la plus cohérente, paraissait politiquement difficile à mettre en œuvre, compte tenu de la situation et du caractère surtout urgent des événements ayant entouré la destitution du régime du président Blaise Compaoré.
A ce jour, la charte de la transition a été élaborée. Vous qui êtes constitutionnaliste, comment est-ce que vous appréciez le processus qui a abouti à son élaboration ?
Vous me poser encore une question très difficile. Je pense que dans l'ensemble, le processus d'élaboration de la charte est plus ou moins satisfaisant, même si beaucoup de griefs peuvent être reprochés à ce processus. Mais je ne voudrais pas être la mauvaise graine dans une dynamique qui est en train de s'installer.
Je pense que les constitutionnalistes, les juristes, auront le temps d'épiloguer longuement sur ces griefs dans des revues scientifiques, car il y a beaucoup de questions juridiques qui sont en jeu. Souffrez que je n'aborde pas ces questions maintenant, pour éviter de gripper la machine. Je préfère que la machine puisse continuer, et que les griefs juridiques qui peuvent être relevés, puissent venir après.
Mais, je voudrais faire seulement deux observations. La première observation que je voudrais faire, c'est de dire qu'il faudrait que, pour les réformes juridiques importantes à venir comme la réforme du code électoral, la réforme de la Constitution, la procédure soit clarifiée pour qu'on mette à leur place, ceux qui ont des compétences techniques adéquates. Autant je défends l'idée selon laquelle la rédaction de textes importants comme la Constitution est trop importante pour être confiée aux seuls juristes, autant je suis pour que les participants aient des compétences techniques avérées dans leurs domaines respectifs. Par rapport à ce premier point, je voudrais dire que si nous ne tirons pas les enseignements suffisants du processus d'élaboration de la charte, la Constitution qu'on viendra à rédiger ou à amender, comportera beaucoup d'insuffisances.
Deuxième observation, je voudrais dire que nous comprenons maintenant un certain nombre d'explications qui sont produites par des constitutionnalistes lorsqu'ils abordent la question du droit constitutionnel de crise. On a pu lire dans la doctrine constitutionnelle, africaniste notamment, beaucoup d'écrits sur les chartes de crise constitutionnelle. Il y a le collègue Joël Aïvo (Professeur de droit public à l'Université d'Abomey-Calavi au Bénin, ndlr), qui est dans la perspective selon laquelle, les accords politiques constituent une sorte de crise de normativité. Dans ma thèse, j'ai abordé cette question en disant que les accords politiques peuvent être une sorte de fraude à la Constitution, même quand ce sont des accords entre acteurs politiques.
Mais, je me rends compte que ce que nous, nous écrivons théoriquement, n'est pas aisé à mettre en œuvre lorsqu'on est en face de certaines situations. Ce qui me permet de dire que dans une situation telle que celle que nous avons connue, une insurrection populaire, le droit n'a pas toujours sa place pour pouvoir solutionner un certain nombre de problèmes. Ce qui m'amène dire que les juristes doivent concéder le fait que le droit ne peut pas tout régler. Toutefois, le droit aussi dans certaines circonstances, est souhaitable, même si sa présence peut heurter des solutions plus faciles à opérer. C'est pour dire que si on veut s'en tenir à une lecture légaliste de la situation dans notre pays, on pourrait reprocher beaucoup de griefs au processus d'élaboration et de signature de la charte. Mais comme je vous l'ai dit, souffrez que pour l'instant, je ne m'étale pas sur un certain nombre de questions. Je pense qu'on aura l'occasion d'en épiloguer lorsque les institutions seront mises en place. Bien entendu, quand interviendra la Vè République, on pourra revenir sur certaines questions juridiques qu'il faudra prendre en compte pour l'élaboration des textes à venir.
Il nous revenu que vous avez, en séance plénière, pris part aux travaux d'examen et d'adoption de la charte avant son approbation. Pouvez-vous revenir sur des points qui auraient du être adoptés à l'occasion ?
Oui, j'ai participé à la plénière. Mais comme je vous l'ai dit, la difficulté d'un tel exercice, c'est de traiter de questions techniques avec des gens qui n'ont pas les compétences techniques nécessaires, ou qui ont des compétences avérées dans des domaines autres que le droit.
Quand les juristes discutent de certaines questions techniques, les non-juristes trouvent que c'est superfétatoire. Certaines questions importantes ont été abordées. Par contre, d'autres questions techniques n'ont pas été abordées, simplement parce que dans un forum où on veut distribuer la parole équitablement entre juristes et non-juristes, il est évident que certaines questions purement techniques soient écartées. Je veux donner un seul exemple : quand vous prenez le processus de signature de la charte, je pense qu'on aurait pu prévoir la possibilité de reproduire l'article 172 de la Constitution dans la charte pour dire qu'en attendant la mise en place effective des institutions, les autorités militaires continuent d'agir et de prendre les mesures nécessaires au fonctionnement des pouvoirs publics, à la vie de la Nation, à la protection des citoyens et à la sauvegarde des libertés. Cela nous aurait permis de donner une certaine légalité au processus qui est en cours. Mais cette question n'a pas été abordée. On a pensé que les débats techniques sont des débats de moindre importance.
On aurait pu trouver une base légale à certaines questions que les acteurs politiques ont consignées dans la charte. Les acteurs politiques ont certaines logiques qui ne cadrent pas forcément avec le droit. On peut tenter de donner une certaine légalité aux accords qui sont établis entre les acteurs politiques. Si les techniciens ne sont pas suffisamment associés aux débats, ou s'il n'y a pas eu un regard technique sur les débats, on se retrouvera en face d'un certain nombre de difficultés, même si on peut continuer dans la transition de fait.
Quand on regarde le préambule de la charte qui revient sur le rôle majeur qu'a joué le peuple, je pense, à mon avis, que l'armée n'est pas suffisamment remerciée au regard du rôle qu'elle a joué dans le dénouement de la crise. On aurait dû insérer dans la charte, des dispositions qui confèrent une certaine légalité aux actes de l'armée au cours de cette période pré-transitoire. Je pense que particulièrement, l'article 172 de la Constitution aurait pu être mentionné dans la charte. Mais comme il s'agit d'une lecture combinée de la charte et de la Constitution qui doit être faite, j'espère bien que ceux qui feront la lecture, notamment le juge constitutionnel, quand il viendra à être saisi sur la légalité du processus, il pourra se baser sur cet article de la Constitution du 2 juin 1991. Cette disposition est absente dans la charte ; alors qu'on constate que dans les faits, c'est à l'armée qu'est confiée la mise en œuvre de la charte, du moins au début du processus, ainsi que la mise en place des organes de la transition. Donc, en même temps qu'on reconnaît politiquement l'importance de l'armée, on ne lui accorde pas le fondement juridique qui aurait permis de donner une certaine légalité à ses actes. On pense qu'une situation de fait peut être un fondement juridique solide ; ce qui, du point de vue juridique, est déplorable.
Le Conseil constitutionnel aurait pu procéder à une régularisation a posteriori de certains actes de l'armée. Plutôt que cela, il insinue dans le considérant 2 de ses décisions N°01 et N° 02 du 16 novembre 2014, le coup d'Etat militaire alors que tout le monde, la communauté internationale y comprise, parle d'insurrection. Le conseil constitutionnel se fonde dans son visa sur un acte inexistant. C'est juridiquement incongru.
Il y a quelques autres questions comme celle de la légalité de la charte, qui sont restées en suspens ; preuve que les techniciens n'ont pas été suffisamment associés au processus d'élaboration de la dernière mouture de la charte.
Qu'en est-il alors de la valeur juridique et de la portée des actes jusque-là pris par l'Armée ?
Comme je vous l'ai dit, je n'ai pas envie de répondre à un certain nombre de questions, pour ne pas ramer à contre-courant d'un accord politique. Souffrez que je ne réponde pas à cette question. Je pense que nous sommes dans une situation de crise où tous les acteurs politiques sont d'abord sur le contenu d'une charte. Or, en pareille situation, le droit constitutionnel reconnaît les accords politiques comme étant constitutifs de sources normatives.
Souffrez que je ne m'appesantisse pas sur ces questions juridiques qui pourraient être mal comprises, alors que nous sommes dans un processus de restauration de la légalité constitutionnelle.
Néanmoins, je dois dire que je suis grandement surpris par le contenu des décisions du Conseil constitutionnel qui ne mentionnent pas la charte de la transition. Le Conseil se contente laconiquement d'inviter les « Forces Vives de la Nation, y compris les Forces Armées Nationales, à se concerter pour désigner une personnalité civile consensuelle chargée d'exercer à titre transitoire les fonctions de Président du Faso » (article 1 de la décision-2014-002 du 16 novembre 2014). Quelle juridicité accorder alors au Conseil National de la Transition ?
La charte a été présentée comme étant un texte qui complète la Constitution. Mais sa primauté sur cette dernière est consacrée. Est-ce normale ?
Je trouve que la question que vous posez là, est une question hautement pertinente. Je me reconnais aussi dans le soutien que j'ai apporté à ceux qui défendaient la solution de la primauté de la charte sur la Constitution, et je vais m'en expliquer.
Il faut rappeler que nous sommes en droit constitutionnel de crise. Quand on est dans un contexte de droit constitutionnel de crise, c'est la preuve que la Constitution a montré ses limites, elle est défaillante. Ce droit constitutionnel de crise suppose en outre que les institutions de l'Etat sont dysfonctionnels. Puisque la Constitution est obsolète, et que les institutions de l'Etat ont été remises en cause par le peuple, il faut trouver une solution qui permette de sortir de la crise. C'est en cela que le droit constitutionnel de crise revêt toute son importance. Autant les déclarations du chef de l'Etat en période de légalité constitutionnelle sont sources de droit, les accords politiques le sont en période de droit constitutionnel de crise. Rappelez-vous les accords de Linas-Marcoussis, les accords de Pretoria, les accords de Ouagadougou.
Si le fondement de cette insurrection populaire se trouve dans l'article 167 de la Constitution, on se rend toutefois compte qu'il y a un certain nombre de dispositions de cette même Constitution qui sont devenues obsolètes. Et on est dans une situation de sortie de crise où nous avons pensé que c'est par un accord entre les acteurs que nous allons faire une transition pacifique. Il se trouve aussi que tous les acteurs conviennent que la règle la plus importante, c'est le texte qui se met en place pour suppléer les défaillances de la Constitution. Et donc, si on est dans cette perspective de transition et de restauration de la légalité, on ne peut pas dire que la constitution dont certaines parties sont devenues obsolètes, doit primer sur la charte.
Le risque en reconnaissant la primauté de la Constitution est grand. En effet, si on se retrouve face à une disposition de la Constitution qui s'applique dans un esprit différent de celui de la charte, on devra faire application de cette disposition constitutionnelle. Or, les acteurs ont convenu que pour qu'il y ait une transition pacifique et qu'il y ait un ordre constitutionnel, il faut bien que le consensus établi entre eux vaille. Donc, la cohérence de la démarche devra vouloir que ce ne soit plus la Constitution qui ait la préséance, mais plutôt l'accord des acteurs politiques pour faire prévaloir l'esprit qui s'est dégagé dans la charte. Et en droit constitutionnel, on appelle cela la convention de la Constitution. En effet, des dispositions peuvent être prévues avec un sens précis, mais que les acteurs peuvent décider de lui accorder une interprétation qui soit différente de ce sens précis.
L'article 20 de la Constitution française en est l'exemple le plus illustratif. Cet article dit que c'est le président de la République qui définit la politique de la Nation, laquelle politique est conduite par le Premier ministre. Les Français se sont rendus compte en 1986 avec la cohabitation, que le Président Mitterand doit déterminer les grandes orientations de la politique de la Nation et que ces grandes orientations doivent être mises en œuvre par le Premier ministre Chirac ; nous sommes en face de la contrariété entre deux légitimités. La première légitimité est celle du président de la République découlant du suffrage universel et dont on pourrait dire qu'elle a une préséance sur la légitimité du Premier ministre qui découle d'élections législatives. Mais le Premier ministre pourrait se prévaloir de l'idée que la légitimité la plus nouvelle prime sur la légitimité la plus ancienne, parce que les élections législatives ont eu lieu après l'élection présidentielle. Dans ce contexte, un accord politique a été trouvé et qui veuille que ce soit le président de la majorité parlementaire qui tienne les rênes du pouvoir. Cette interprétation a été reprise en 1993 avec Edouard Balladur dans le cadre de la cohabitation avec Mitterand, reprise au temps de Jospin faisant la cohabitation avec Chirac.
Donc, pour rester avec un esprit qui est celui de la transition assis sur un accord des acteurs, on ne peut pas, logiquement, dire que la Constitution prévaut sur la charte.
La levée de la suspension de la Constitution est annoncée pour intervenir avant la signature de la charte. A quelle logique cela répond ?
Je vois que voulez me poussez à répondre à un certain nombre de questions auxquelles je ne voudrais pas apporter de réponse. Mais, je vais m'y essayer en gardant le maximum de réserve possible. Je pense qu'à ce niveau, deux lectures sont possibles.
La première lecture qui est juridiquement la plus cohérente, voudrait qu'il y ait d'abord une restauration de la Constitution avant la signature de la charte et de la mise en place des organes.
L'autre démarche voudrait que la charte soit signée avant la restauration de la légalité constitutionnelle. Cette solution peut trouver un fondement juridique si les acteurs politiques conviennent de dire que l'article 172 de la Constitution trouve à s'appliquer dans cette situation. C'est un fondement qui est mou, tout de même un fondement pour dire que l'accord des parties prévalant, la légitimité de la signature de la charte découle de cette disposition et que le chef de l'Etat est habilité à promulguer la charte qui viendrait à être adoptée.
Mais, je note qu'il est trop facile d'apporter une analyse juridique sans prendre en compte les faits de l'espèce. Ces faits voudraient qu'on reconnaisse un rôle prépondérant à l'Armée dans le dénouement de la crise. Cela a été reconnu dans la charte. Et comme les acteurs politiques ont décidé de reconnaître un rôle prépondérant à la charte, à mon avis, si on veut rester dans cette logique, la deuxième hypothèse est la plus cohérente d'un point de vue logique, mais juridiquement indécent.
Etes-vous intéressé par un poste au sein des organes dirigeants de la transition ? Ou alors, quel rôle souhaiteriez-vous jouer pour accompagner le processus de sortie de cette période transitoire ?
Moi, j'ai une passion, j'aime écrire. Je pense que l'occupation d'un quelconque poste dans la transition pourrait m'enlever cette passion d'écrire. Je pense que je suis disqualifié, je suis incompétent pour occuper un quelconque poste dans cette transition ; que ce soit au niveau de l'Exécutif ou au niveau du Législatif, ou même technique. Je préfère rester dans mon rôle d'enseignant-chercheur, et de passionné de l'écriture.
Quel est votre message à l'endroit de ceux qui viendraient à devoir conduire cette transition ?
Je souhaite seulement que l'on sorte rapidement de cette situation pour restaurer une situation constitutionnelle normale. Il faudrait que la désignation de toutes les personnalités qui vont diriger la transition, ne soit pas plombée par des intérêts égoïstes ; mais que l'intérêt de la Nation prévale. Que par-delà tout, cette transition ne débouche pas sur l'ouverture de la boîte de pandore.
Je souhaite également que la transition soit le moment historique qui nous permette d'élaborer des textes désintéressés. Je suis craintif du fait que si on ne répond pas un certain nombre de questions maintenant, ces questions pourraient nous revenir, et de façon négative pendant la restauration de la légalité constitutionnelle.
Mon vœu le plus cher est que la Constitution soit toilettée ; peu importe la forme. Que ce soit par la voie de révision ou par la voie référendaire. Cela pourra nous éviter qu'elle soit encore taillée comme une camisole, sur mesure, comme ce fut le cas en 1991.
Les moments de nouveau régime constitutionnel sont des moments passionnés, des moments partisans. Il faut donc réviser la Constitution dans cette période transitoire. La constitution a beaucoup de griefs. Je pense que la question des articles 58 et 59 de la Constitution auraient même dû être réglée dans la charte.
On aurait dû insérer dans la charte, une disposition qui dise que le président de la transition ne peut pas mettre en mouvement les pouvoirs exceptionnels prévus aux articles 58 et 59 de la Constitution. On aurait donc dû dire que le président de la transition ne peut pas décréter un état de siège, ou démettre les autres organes de la transition.
Notre Constitution accorde beaucoup de prérogatives au chef de l'Etat. Même si l'article 58 doit rester dans la Constitution, il faut prendre le soin d'encadrer ce pouvoir pendant la transition.
Il y a, à mon avis, beaucoup de questions dans cette Constitution qu'il faut régler ; et je pense que cette période doit être mise à profit pour les régler. Il y a la question du code électoral qui doit être réglée, celle de la dépolitisation de la chefferie traditionnelle.
Moi, je souhaite vivement que les corps religieux et coutumiers soient mis à l'écart de tout le processus de la gestion même des affaires politiques avec la restauration de la légalité constitutionnelle. Il faut, au cours de cette période de transition, un texte qui règle la question de la dépolitisation des autorités coutumières et religieuses.
Les Burkinabè ont démontré une fois de plus, qu'ils sont capables de pouvoir dénouer eux-mêmes leurs problèmes et leur trouver des solutions.
Je voudrais terminer en disant que le peuple burkinabè a montré au monde entier qu'il mérite le qualificatif d'intégrité qui lui est accolée. C'est un peuple intègre qui a su prendre ses responsabilités sans débordement, pour démettre un pouvoir qui a duré 27 ans et dont les observateurs les plus attentifs étaient dubitatifs quant à la possibilité de le démettre sans heurts majeurs. Le chaos prédit n'a heureusement pas eu lieu.
L'adoption de la charte de la transition est un deuxième moment fort de la bravoure du peuple burkinabè. Ils ont su, sans expertise extérieure, sans l'ingénierie constitutionnelle venue de l'étranger, sortir une charte d'une bonne qualité, même si celle-ci n'est pas extraordinaire. Nous autres constitutionnalistes qui étudions les processus dans divers pays, nous savons combien cela est fastidieux. C'est un acte majeur qui montre la maturité d'un peuple. Et c'est un signal fort qui a été donné au reste du monde. Ce peuple restera, à jamais éveillé ; et tous les futurs dictateurs, ou tous ceux qui auraient une aspiration à l'exercice abusif du pouvoir, doivent savoir que le peuple burkinabè veille à la protection des institutions de la République. Et malheur à ceux qui viendraient à vouloir s'ériger en dictateurs.
Entretien réalisé par Fulbert Paré
Lefaso.net
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